Jamais encore cela n’était arrivé.
Jamais, dans toute l’histoire de l’humanité, l’Homme ne s’était autant senti en dehors du monde.
Jamais nous ne nous sommes autant pensés par et pour nous-mêmes. Détachés du grand tout, surplombant la mêlée du haut de notre falaise abrupte, l’air fier et autoritaire.
Cette posture d’indépendance nous séduit et nous flatte: l’idée de ne compter que sur nous-mêmes et de nous ériger en priorité absolue est prépondérante dans nos sociétés post-modernes.
Mais l’indépendance est un mythe.
Une histoire fictive que l’on se raconte par naïveté, par lâcheté ou par égoïsme notoire. Ou peut-être un peu par oubli.
Une histoire qui nous a laissé croire pendant un instant que nous étions capables de nous passer d’autrui.
Une histoire qui a donné lieu à l’une des plus grandes fractures sociales que nous n’ayons jamais connu: l’isolationnisme post-moderne.
Que s’est-il passé ?
L’homme a besoin de se lier et d’appartenir à quelque chose.
Quelque chose qui l’englobe, quelque chose qui le dépasse.
De tout temps, ce besoin tribal nous a collé à la chair au même titre que celui de boire ou de manger.
Jusqu’à notre époque moderne, marquée par l’essor de la révolution industrielle, l’homme a toujours vécu dans des communautés interdépendantes et interconnectés: des sociétés tribales aux villages agricoles en passant par divers groupes religieux, l’idée d’un individu autocentrée était non seulement complètement inconcevable, mais aussi dangereuse.
Les sociétés pré-modernes fonctionnaient par coopération, interdépendance et solidarité.
Les hommes étaient reliés, connectés et dépendants les uns des autres.
Nous baignions alors dans le sentiment océanique décrit par Romain Rolland: cette sensation transcendantale de ne faire qu’un avec l’univers, de se faire absorber par un grand tout et de n’être en somme qu’une goutte d’eau dans l’océan.
Mais aujourd’hui, force est de constater que l’être et le monde ont divorcé depuis bien longtemps: nous sommes devenus des individualistes, pour le meilleur et pour le pire.
Nous occupons dorénavant la place centrale au détriment du groupe social avec lequel nous ne faisons plus corps.
Nous nous voyons en tant que personnage principal, "pseudo-indépendants”, naviguant dans un monde que nous jugeons en quelque sorte moins réel que nous.
Ce qui compte dorénavant c’est le soi, le petit soi replié sur lui-même et cloisonné. Le soi n’habite plus dans le monde. Pourquoi en serait-il autrement ? Le monde n’est que son décor. Lui, il est l’acteur de sa pièce et il la joue seul sous les projecteurs.
Je pense donc je suis, voilà son mantra.
Dans les frères Karamazov (paru en 1880), le romancier russe Fiodor Dostoïevski s’exprime sur le sujet par le biais de son personnage le plus mystique: le Saint Staretz Zossima. Il écrit ceci:
Car chacun cherche à présent à isoler le plus possible son moi, on veut éprouver en soi-même la plénitude de la vie, et pourtant, au lieu d’atteindre cette plénitude, tous ces efforts n’aboutissent qu’à un suicide total, car au lieu d’une pleine affirmation de l’individu, on tombe dans une solitude complète. Car tous, de nos jours, tous se sont fractionnés en unité, chacun se retire dans son trou, chacun s’écarte des autres, se cache et cache ce qu’il possède, et chacun finit par repousser ses semblables et être repoussé par eux.
La première fois que j’ai lu ce passage, j’ai été littéralement frappé par chaque phrase. J’avais la curieuse impression que Dostoïevski s’adressait à moi, à nous, à la société occidentale toute entière.
Selon lui, l’individualisme exacerbé dans lequel nous baignons naturellement aujourd’hui ne peut aboutir qu’à un isolement total qu’il va même jusqu’à qualifier de suicide. Le mythe selon lequel l’effort personnel isolé prime sur la solidarité des hommes est ici combattu par le romancier.
Le capitalisme nous a vendu le développement de l’être, la jouissance personnelle, l’accumulation des richesses (quelles qu’elles soient) et la liberté individuelle: force est de constater que nous avons en prime récolté la solitude, l’isolement, la perte de sens et la névrose sociale.
Mais ce n’est pas tout.
Dans un article intitulé Réification et reconnaissance, le professeur Christian Lazzeri écrit ceci:
Ainsi comprise, la réification apparaît comme l’expression de l’atrophie ou de la distorsion utilitaire d’une attitude originaire dans laquelle les hommes entretiennent une relation engagée non seulement les uns vis-à-vis des autres, non seulement vis-à-vis d’eux-mêmes, mais aussi par rapport au monde. Elle constitue une pratique inadéquate ou intrinsèquement fausse puisqu’elle tente de soumettre à la loi de l’utilité l’ensemble des qualités et capacités humaines qui, en principe, ne s’y laissent pas réduire.
La réification, c’est donner les caractéristiques d’une chose à ce qui ne l’est pas.
Ici, il s’agit d’autrui.
Lors de ce processus, l’autre devient simple objet, utile ou inutile, froidement utilisé à des fins personnelles et antipathiques.
Les rapports sociaux sont alors examinés sour le prisme de l’utilitarisme: la chaleur humaine s’est fait la malle en emportant avec elle notre sentiment de reliance et d’appartenance.
L’isolationnisme nous déshumanise.
Combien de fois ai-je par le passé prioriser mes petites ambitions étriquées au profit d’une relation plus humaine ? Combien de fois ai-je transformé des entrevues amicales en transactions froides et mécaniques ? Combien de fois ai-je refusé de venir en aide à un proche par égocentrisme et autolâtrie ? Combien de fois me suis-je senti au dessus de la masse ou indépendant du monde ?
Bien trop je le concède…
L’égoïsme altruiste n’est qu’une excuse à l’égoïsme tout court.
Une posture morale facilitant la poursuite névrotique de la jouissance personnelle. Ce n’est en somme qu’un grossier subterfuge.
Nous sommes devenus des aliénés, quasi-sociopathes sur les bords, minimisant notre empathie existentielle pour le parent, le voisin ou le passant.
Au fond il n’appartient qu’au décor se dit-on inconsciemment.
Dès lors, nous devenons les acteurs narcissiques d'une pièce de théâtre qui ne comportent qu’un seul rôle. Le nôtre.
Les autres ? Les autres sont accessoires, simples figurants donnant la réplique, ou, au mieux, personnages secondaires.
Et nous devenons alors plus seuls que jamais.
Alors, que faire ?
Paradis ou enfer
En 1993, nous avons assisté à une révolution technologique absolument sans précédent: l’ouverture du monde numérique, la naissance du réseau-monde: Internet.
L’apparition de cette singularité entraine et entrainera nécessairement un nombre incalculable de conséquences à la fois salutaires et désastreuses pour l’humanité toute entière.
Et personne ne pourra s’y soustraire.
De tous bords j’entends crier et hurler qu’Internet ne fait qu’empirer la solitude de l’Homme. Qu’il est et sera le catalyseur de nos états mortifères et qu’il coupera le lien sacré, déjà sacrément effiloché, qui nous relie encore au monde qui nous entoure.
Ça, c’est le scénario catastrophe, l’apocalypse ou encore le suicide social décrit par Dostoïevski. J’ose penser que ce n’est pas la seule issue.
Je veux croire à quelque chose de plus grand.
De notre individualisme moderne, j’entrevois 2 chemins que nous pourrions emprunter. Pour ce mini-essai, je les nommerais classiquement le paradis et l’enfer.
Commençons par l’enfer: dans les années qui viennent, le faible lien qui nous relie au monde sera définitivement rompu. Enfermés dans nos bulles numériques respectives, nous nous couperons définitivement des hommes qui nous entourent afin de poursuivre nos propres desseins égoïstes.
Nous miserons entièrement sur l’accumulation matérielle et/ou sur le divertissement qui ne seront rien d’autre que des mouvements compensatoires nous permettant de fuir et de combler, sans grand succès, nos névroses sociales. L’autre deviendra un parfait étranger et l’autocratie sera décrétée.
Je vais m’arrêter là, je pense que c’est bien assez.
Le paradis, quant à lui, est teinté d’espoir.
Imaginez un peu: Internet a retricoté la toile social qui était jusqu’alors complètement déchirée. Cet outil nous permet à toutes et à tous de nous relier à nouveau, de pouvoir être reconnu auprès d’une communauté, d’être validé par nos pairs et de contribuer à notre échelle à quelque chose de plus grand.
Nous échangeons, nous validons, nous partageons, nous évoluons.
Alors ensemble, nous grandissons.
Peu à peu, nous commençons à prendre conscience d’une chose, de la chose.
Celle qui nous manquait. Celle que l’on tentait d’apaiser par des moyens détournés ou encore celle que l’on pensait obsolète: nous comprenons au fond de nous -mêmes que nous ne sommes rien sans le monde.
C’est peut-être là le retour du sentiment océanique: l’homme au service des idées et du monde, l’homme au service des autres, l’homme au service du tout. Nous prenons conscience que nous avons besoin des autres et qu’eux aussi ont besoin de nous.
Nous sommes interdépendants. Et Internet l’a bien compris.
Combien de nouvelles communautés se forment jour après jour ? Combien de liens sont tissés et finissent en belles histoires d’amitié ? Combien de rencontres ont lieu à chaque instant et de toutes parts ?
Le monde est en train de se relier.
Nous avons besoin d’aimer et d’être aimé, de valider et d’être validé.
J’interagis donc je suis - voilà le nouveau mantra de l’homme - voilà à quoi ressemble ce second chemin.
Ces deux voies sont devant nous et chaque jour nous choisissons consciemment ou non d’emprunter l’une d’entre elles.
Il est plus que temps de calmer notre défiance hypertrophiée et de s’ouvrir, ne serait-ce qu’un peu, à notre prochain.
Nous faisons partie d’un tout et nous avons besoin d’y être relié. Se sentir à part, au-dessus du lot ou trop bons pour les autres n’est que le meilleur moyen d’accumuler plus de malheur et d’intensifier nos névroses.
Alors, relions-nous.
Je te remercie pour ton temps.
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On se retrouve la semaine prochaine pour une nouvelle lettre.
Tom.